Dans les articles phares du CRBLM, nous soulignons le travail actuel et en cours de nos membres sur divers sujets.
Plein feux sur les méthodes de recherche
Traduction par Audrey Delcenserie
Chaque scientifique a besoin d’outils pour faire ses découvertes. De meilleurs télescopes nous permettent de voir plus de galaxies, les spectromètres de masse révèlent la composition chimique des substances, les collisionneurs de particules nous permettent d’observer la matière dans des situations extrêmes, et l’édition de gènes nous permet de voir ce qui se passe lorsqu’un organisme ne dispose pas d’un gène spécifique. Quelles sont donc les méthodes que les scientifiques utilisent pour étudier des sujets tels que l’audition, la musique et la parole ? Quels nouveaux outils sont créés ou améliorés ? Nous avons interviewé des membres du CRBLM qui ont récemment créé ou utilisé de nouvelles méthodes.
De nombreux nouveaux outils en santé et en psychologie sont des batteries de tests : des tests de perception ou des questionnaires qui permettent de mesurer certains aspects de la cognition humaine. Dans le domaine de la musique, Coffey et ses collègues ont créé un test permettant de mesurer comment le bruit de fond affecte la perception musicale. Il s’est inspiré d’autres tests d’audition dans le bruit conçus pour la parole. « Nous avons utilisé de simples stimuli musicaux qui ne reposent pas sur des connaissances linguistiques (nous pouvons donc les utiliser auprès des enfants et des locuteurs non natifs) ou sur une formation musicale avancée », explique Coffey. L’audition fonctionnelle est une composante importante de la santé globale et ces tests vont au-delà des tests auditifs traditionnels en simulant des situations quotidiennes, y compris les sons non vocaux. Comme l’a noté Coffey, « Les résultats d’études longitudinales suggèrent que la formation musicale joue un rôle causal dans l’atteinte de meilleures performances aux tests d’audition dans le bruit chez les musiciens… Pour ces raisons, nous pensons qu’il vaut la peine d’étudier ce phénomène et, avec cette tâche, il est facile d’ajouter nos résultats à ceux d’autres études ayant des questions de recherche principales différentes.»
Dans le domaine du langage, Gullifer et Titone se servent des données recueillies à l’aide de questionnaires afin de mesurer un nouveau concept appelé « entropie du langage », c’est-à-dire à quel point l’expérience linguistique d’une personne multilingue est distincte ou mixte. Une personne à faible entropie peut parler une langue exclusivement au travail et une autre langue à la maison, avec peu de chevauchement. En revanche, une personne avec une entropie élevée peut constamment basculer d’une langue à l’autre, quel que soit le contexte. « Les chercheurs ont tendance à utiliser des questionnaires (plus ou moins) standardisés qui posent des questions sur la fréquence d’utilisation de la langue. Nous avons donc pu capitaliser sur ces questionnaires afin de calculer l’entropie », explique Gullifer. Les différences d’entropie linguistique peuvent changer la manière dont les multilingues traitent leurs langues et la manière dont leur cerveau gère l’incertitude de manière plus générale. « C’était une situation où la révision par les pairs a beaucoup aidé à affiner l’étude et l’approche méthodologique », dit Gullifer, qui mentionne que les commentaires des réviseurs les avaient renvoyés « à la planche à dessin », mais que cela avait finalement permis l’élaboration d’une mesure beaucoup plus élégante.
Un principe du raisonnement scientifique est que la corrélation et la causalité ne sont pas les mêmes. Pour prouver que l’événement A est à l’origine de l’événement B, il ne suffit pas de démontrer qu’ils se produisent ensemble, mais plutôt de démontrer que changer A dans une expérience, sans rien changer d’autre, produira B. En d’autres termes, nous devons être capables d’isoler et de manipuler différents aspects du système que nous étudions.
Un certain nombre d’études menées par des membres du CRBLM impliquent d’isoler et de manipuler différentes parties de l’expérience auditive. Alkhateeb et ses collègues ont développé une technique chirurgicale provoquant une perte auditive temporaire chez le rat, ce qui permet l’étude des effets de la perte auditive de manière plus contrôlée. James et ses collègues ont également contrôlé les expériences sensorielles précoces des oiseaux chanteurs de différentes manières afin de voir comment ces expériences affectent l’apprentissage vocal. Ils ont pu comparer des pinsons zébrés non-tutorés, des pinsons sourds, et des pinsons tutorés par un ordinateur qui donnait des séquences aléatoires de pépiements. Étonnamment, il y avait des points communs entre les chants matures de tous les oiseaux, malgré une éducation si différente. James et ses collègues pourraient donc suggérer qu’il existe certains modèles innés chez ces oiseaux en raison de la façon dont leur cerveau et leur corps sont structurés. «Fait intéressant, certains de ces modèles sont similaires à ceux qui sont communs dans la parole et la musique humaines», dit James, ajoutant que les pinsons «ont tendance à produire des éléments plus longs à la fin de leurs phrases, qui est similaire à l’élongation finale de l’énoncé qui se produit dans la parole humaine… les pinsons avec des expériences auditives appauvries lors de leur développement ont continué à produire des chansons avec ces schémas communs.
Chez les humains, nous pouvons perturber le lien normalement étroit entre la production de la parole et la rétroaction sensorielle pour voir comment les gens s’adaptent. Barbier et ses collègues ont inséré un moule en forme de dispositif de retenue dans la bouche des participants, puis ils ont surveillé comment ces participants modifiaient leur discours pour essayer de produire les mêmes sons qu’auparavant. Les gens font les ajustements assez rapidement, «mais leurs habiletés ne sont pas 100% normales, même après 30 minutes de pratique intense», explique l’auteur principal Shiller (si vous avez déjà eu un appareil dentaire ou un appareil de rétention, vous serez intimement conscient de ce fait). D’autre part, Sares et ses collègues ont manipulé la façon dont les participants entendaient leur propre voix, leur donnant l’impression qu’il était plus aigu ou plus grave, pour ensuite examiner comment ils corrigeaient cela en scannant leur cerveau à l’aide de l’IRMf. Les personnes qui bégayaient avaient une réponse neuronale différente à ces perturbations auditives que les locuteurs fluides, et ils semblaient également avoir moins de connectivité entre leurs cortex auditif et moteur durant la tâche.
Le dicton selon lequel «les yeux sont la fenêtre de l’âme», tout en étant poétique, a également un certain mérite scientifique – ce dont les chercheurs peuvent tirer avantage. Nous pouvons observer les yeux pour obtenir des indices sur ce qui se passe dans le cerveau; par exemple, la manière dont les yeux bougent et convergent en un point peut nous donner une idée de ce à quoi une personne prête attention. «Les mesures des mouvements oculaires sont sans égal pour étudier les processus moment-par-moment impliqués dans la lecture, tel qu’elles ont été créées à l’époque Keith Rayner et ses collègues», explique la Dr Titone, qui utilise cette technique pour étudier le bilinguisme. Un de ses récents articles, effectué avec l’étudiante au doctorat Pauline Palma, mesurait le temps passé par les bilingues français-anglais sur des mots ambigus dans une phrase. Ces mots pouvaient avoir plusieurs significations selon le contexte (comme le mot anglais «sage», qui peut signifier la sauge, une plante, ou une personne sage, ce qui est moins courant). Certaines des significations secondaires étaient également apparentées dans l’autre langue des participants («sage» en français signifie également une personne sage). Les participants ont passé plus de temps à regarder un mot ambigu lorsque le sens moins commun était un cognat, ce que les auteurs ont interprété comme une interférence inter-linguistique.
La dilatation de la pupille peut également être très informative: elle peut indiquer que quelque chose est agréable, difficile, effrayant ou cognitivement gratifiant. En d’autres termes, la dilatation de la pupille communique l’excitation mentale. Bianco et ses collègues ont récemment montré que la pupille réagit à la fois à la prévisibilité et au plaisir pendant l’écoute musicale, et que ces deux facteurs interagissent. «Nous étions vraiment intéressés par ce qui motive les gens à s’entraîner», explique l’auteur principal Penhune. «Quand on y pense, l’entraînement peut être ennuyeuse, il peut être frustrant… alors pourquoi les gens continuent-ils à le faire ? Ce que nous voulions, c’était une mesure plus objective de la réponse hédonique [c.-à-d. le plaisir]… alors nous avons décidé d’essayer la pupillométrie.
L’un des défis actuels de la pupillométrie est qu’une dilatation de la pupille peut signifier beaucoup de choses. Zhang et ses collègues l’ont utilisé dans des tests de mémoire auditive – dans ce cas, une dilatation de la pupille ne serait pas toujours associée au plaisir ou à la motivation, mais pourrait parfois refléter des difficultés, un effort accru et une lourde charge cognitive. Zhang dit : «Il a beaucoup de potentiel pour être traduit en un outil clinique pouvant quantifier l’expérience d’écoute intense que les utilisateurs d’aides auditives et d’implants cochléaires rapportent généralement», mais avertit également : «nous avons encore beaucoup de questions sans réponse, en particulier lorsqu’il s’agit de situations réalistes et complexes. » En réponse à ce conflit apparent entre le plaisir et la charge cognitive, Penhune déclare: «Il est probablement bon d’avoir un peu de concentration attentionnelle (c’est-à-dire un peu de dilatation), mais peut-être qu’au-delà de ça… on est surchargé. »
Les scientifiques peuvent mesurer l’activité électrique produite par le cerveau depui longtemps, mais de nouvelles applications et méthodes d’analyse nous permettent de voir plus loin qu’auparavant. Zamm et ses collègues ont utilisé un système EEG sans fil de mBrainTrain pour enregistrer l’activité cérébrale de pianistes pendant qu’ils jouaient. L’EEG sans fil est une technologie assez récente pour les neurosciences musicales; le manque de fils restrictifs le rend idéal pour étudier les interprètes lorsqu’ils se déplacent de manière expressive. Les auteurs ont pu reproduire les signatures EEG observées avec des systèmes traditionnels, en particulier des réponses motrices et auditives synchronisées dans le temps aux mouvements des musiciens, ainsi que des oscillations cérébrales qui reflètent le rythme de jeu d’un musicien individuel. Zamm considère l’EEG sans fil comme un avantage pour mesurer les performances musicales naturelles, mais déclare: «La possibilité d’une liberté de mouvements donne potentiellement plus d’artefacts liés à l’activité musculaire.»
L’EEG traditionnel a également été amélioré, principalement à l’aide de nouvelles techniques d’analyse. Sengupta et ses collègues ont utilisé un type d’analyse appelé « cohérence de phase neuronale », qui mesure la synchronisation des signaux neuronaux au fil du temps et dans différentes parties du cerveau. Ils l’ont utilisé lors d’une tâche de production de la parole et ont montré que, chez les personnes qui bégaient, les ondes cérébrales pré-vocales dans les gammes thêta et gamma ne sont pas bien synchronisées les unes avec les autres– en comparaison à des locuteurs fluides.
En ce moment, l’apprentissage automatique occupe une place importante dans la conscience publique, et il bénéficie d’un certain nombre d’applications dans la science de la parole. Par exemple, un algorithme peut aider un orthophoniste à analyser la santé vocale de son patient sur la base d’enregistrements en dehors de la clinique, comme le suggèrent Lei et ses collègues. «Les qualités vocales déviées, telles que la voix haletante et pressée, sont associées à la présence de pathologies vocales (par exemple, polype vocal et nodules), à la fatigue vocale ou à certains comportements vocaux inadaptés», explique Lei, « Nous aimerions développer un algorithme d’apprentissage automatique qui peut automatiquement classer et identifier les types de voix sains ou malsains à des fins de diagnostic et de surveillance de la voix médicale. » Pour cela, ils ont créé un appareil portable qui enregistre les signaux de vibration du cou. Il s’agit d’une amélioration par rapport à l’utilisation des enregistrements audio, car il est moins sujet aux bruits de fond interférents, et il protège également la vie privée du patient, car il ne capte pas les mots. Le premier auteur, Lei, a mentionné que l’appareil et l’algorithme pourraient être utiles pour diagnostiquer les problèmes de santé vocale «chez de nombreux utilisateurs professionnels de la voix, tels que les acteurs vocaux, les chanteurs, les enseignants et les entraîneurs».
Dans une revue récente, Zuidema et ses collègues soulignent les approches computationnelles de l’apprentissage grammatical artificiel. Ce domaine est axé sur la compréhension de la façon dont les humains et autres animaux non humains communiquent en leur faisant apprendre des langues inventées ou en étudiant la façon dont ils séquencent leurs appels. L’utilisation de modèles informatiques peut conduire à de nouvelles connaissances et à de belles représentations de données, comme cette image traçant différentes syllabes dans des chants d’oiseaux.
Les forêts aléatoires sont une technique spécifique d’apprentissage automatique qui est très utilisée : un algorithme de classification qui utilise des arbres décisionnels basés sur différents facteurs d’entrée pour prédire un résultat final. James et ses collègues (mentionnés ci-dessus) ont utilisé des forêts aléatoires pour analyser leurs données d’oiseaux chanteurs. «Ce qui nous a attirés vers les forêts aléatoires en particulier, c’est la capacité de calculer un score «d’importance» pour chacune des caractéristiques [d’entrée] que nous avons mesurées», a expliqué James. Par exemple, la durée d’un élément de chant des oiseaux prédisait fortement sa position dans la « phrase » de l’oiseau (début, milieu ou fin).
Fromont et ses collègues ont appliqué des forêts aléatoires dans un contexte différent: des enregistrements EEG de personnes entendant des phrases en français contenant des violations de la grammaire. Ils ont constaté que la maîtrise du français et l’exposition à la langue étaient plus importantes que l’âge d’acquisition lorsqu’il s’agissait de classer les réponses EEG, contrairement à d’autres théories qui mettent l’accent sur l’apprentissage précoce. Fromont est enthousiaste quant aux avantages des forêts aléatoires, particulièrement en ce qui concerne les prédicteurs corrélés : «Lorsque nous faisons de la recherche en langue seconde, de nombreux facteurs dont nous tenons compte sont corrélés les uns avec les autres. Par exemple, la maîtrise d’une langue seconde a tendance à être corrélée à l’âge d’acquisition ou d’exposition. Le but de notre recherche est précisément d’essayer de séparer ces variables… les forêts aléatoires permettent de le faire.»
Références
- Nouvelles batteries de tests et questionnaires
- Coffey EBJ, Arseneau-Bruneau I, Zhang X, & Zatorre RJ. (2019). The Music-In-Noise Task (MINT): a tool for dissecting complex auditory perception. Frontiers in Neuroscience, 13.
- Gullifer JW & Titone D. (2019). Characterizing the Social Diversity of Bilingualism with Entropy. Bilingualism: Language & Cognition.
- Manipulation de la perception
- Alkhateeb A, Voss P, Zeitouni A, & de-Villers-Sidani E. (2019). Reversible external auditory canal ligation (REACL): A novel surgical technique to induce transient and reversible hearing loss in developing rats. J Neurosci Methods. 2: 1-6.
- James LS, Davies R Jr, Mori C, Wada K, & Sakata JT. (2021). Manipulations of sensory experiences during development reveal mechanisms underlying vocal learning biases in zebra finches. Developmental Neurobiology.
- Barbier G, Baum SR, Ménard L, & Shiller, DM. (2020). Sensorimotor adaptation across the speech production workspace in response to a palatal perturbation. The Journal of the Acoustical Society of America, 147(2), 1163–1178.
- Sares AG, Deroche MLD, Ohashi H, Shiller DM, Gracco VL. (2020). Neural Correlates of Vocal Pitch Compensation in Individuals Who Stutter. Front Hum Neurosci. 2020;14:18.
- Suivi oculaire et pupillométrie
- Palma P, Whitford V, & Titone D. (2019). Cross-language activation and executive control modulate within-language ambiguity resolution: evidence from eye movements. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory & Cognition.
- Bianco R, Gold BP, Johnson AP & Penhune VB. (2019). Predictability and liking of music interact during listening and facilitate motor learning: evidence from pupil and motor responses in non-musicians. Scientific Reports 9:17060.
- Mesure des ondes cérébrales
- Zamm A, Palmer C, Bauer AKR, Bleichner MG, Demos AP, & Debener S. (2019). Synchronizing MIDI and wireless EEG measurements during natural piano performance. Brain Research, 1716, 27-38.
- Sengupta R, Yaruss JS, Loucks TM, Gracco VL, Pelczarski K, & Nasir SM. Theta Modulated Neural Phase Coherence Facilitates Speech Fluency in Adults Who Stutter. Front Hum Neurosci. 2019;13:394. Published 2019 Nov 19.
- Techniques de calcul
- Lei ZD, Kennedy E, Fasanella L, Li-Jessen, NYK, & Mongeau, L. (2019). Discrimination between modal, breathy, and pressed voice for single vowels using neck-surface vibration signals. Applied Sciences, 9(7), 1505.
- Zuidema W, French RM, Alhama RG, Ellis K, O’Donnell TJ, Sainburg T, & Gentner TQ. (2019). Five Ways in Which Computational Modeling Can Help Advance Cognitive Science: Lessons From Artificial Grammar Learning. Top Cogn Sci. 2019;10.1111/tops.12474.
- Fromont LA, Royle P, & Steinhauer K. (2020). Growing Random Forests reveals that exposure and proficiency best account for individual variability in L2 (and L1) brain potentials for syntax and semantics. Brain and Language, 2020:204;104770.